La tradition: oui, mais ...

  C'est donc dans la tradition que se trouve l'essence propre à l'arc et à la voie de l'arc. La force pure de la tradition semble être le refuge contre les agressions modernes de la compétition et de la course au sommet. Sans avoir de notions précises, certains se réclament, malgré tout, d'un esprit traditionnel. Cependant, la sévérité naturelle propre à cette tradition ne voit que peu d'élus ayant véritablement la patience, non la curiosité, pour devenir un disciple. 

Le Kyudo, tel qu'il a été défini après guerre, a donc gagné l'Europe dans les années 1960-1970.

Observons comment  maître Kenji Tokitsu analyse cette diffusion. Kenji Tokitsu, docteur en sociologie et en langues et civilisations orientales est maître d'arts martiaux à Paris depuis 1971 et directeur de l'institut européen de recherche pour la pratique corporelle. 
 

La transmission du Budo par les Japonais

«Pour les Japonais, une des difficultés les plus importantes est la communication des techniques corporelles liées aux aspects spirituels. Car, s'ils veulent vraiment être compris, ils sont obligés de relativiser leur conception de la vie en regard de celle des occidentaux, ce qui les conduit à une certaine mise en cause de leur propre conception du monde. Ce n'est pas chose facile. L'idée de vérité universelle comporte une tension vers la simplification et des justifications qui peuvent conduire au totalitarisme et ce n'est pas par hasard que le Budo a été facilement confondu avec le nationalisme durant les guerres.

Cet universalisme peut s'exprimer aussi par la générosité, par exemple, lorsque les élèves étrangers sont reçus dans un dojo au Japon et dans la mesure où le point de vue des maîtres japonais n'est pas ébranlé ; cette attitude généreuse provient de l'illusion créée par l'insuffisance de communication linguistique. J'ai vu maintes fois se répéter le même schéma : le maître dit que les adeptes occidentaux comprennent mieux l'esprit du Budo que les élèves japonais ; lorsque des problèmes apparaissent, il dit « les étrangers sont finalement des étrangers, ils ne comprendront jamais le Budo ». Lorsque le malentendu se révèle, ces mêmes maîtres peuvent paraître égocentriques, incompréhensibles, hermétiques à leurs élèves européens. Je pense que certains adeptes occidentaux ont fait cette sorte d'expérience. Pour la plupart des maîtres âgés, le Budo est unique et, par conséquent, la communication du Budo ne peut être qu'unilatérale. De plus, certains Européens semblent vivre d'une manière plus japonaise que les Japonais. Feindre ou rendre ambiguë son identité ne fait pas avancer. La démarche du Budo conduit à renforcer sa propre identité et la pratique du Budo hors du Japon relève d'une problématique de la différenciation. » 
 

Erreur ou volonté calculée ? 

  Forts d'un amalgame qu'ils n'ont pas pris le temps d'analyser, les maîtres japonais viennent donc en Europe, invités par les pratiquants pour de courts séjours. Ils sont reçus comme des dieux par les adeptes européens ; dans ce cas, tous les visages sont sympathiques. Les Européens, tatamisés à souhait, se mettent en quatre pour faire plaisir aux maîtres. En retour, les maîtres japonais vont distribuer de nombreux cadeaux, particulièrement les Dan (grades). Pour eux, ce sera la manière de remercier ceux qui ont choisi de pratiquer une discipline du Budo japonais.

Malheureusement, certains Européens vont s'inféoder aux Japonais en s'ancrant dans un système facile. En agissant ainsi, les Japonais - le savent-ils ou ne le savent-ils pas ? - vont ouvrir la porte à de nombreux conflits venant de ceux qui cherchent inconsciemment un pouvoir pour conforter leur égo.

Ceux qui vivent aux frontières de l'harmonie refusent la vérité, même si, du plus profond d'eux-mêmes, ils la réclament. Ce sont le plus souvent ceux-là qui favorisent les climats de conflits.


Rémi Ha Minh Tinh, président de la commission technique du CNK-Kyudo

Ne pas rester sur la rive opposée à la voie

   La réalité vraie est une spontanéité qui s'exprime à chaque instant. On peut toujours en usant d'un brillant vocabulaire ésotérique maquiller les techniques et leur donner des résonances philosophiques. On peut même, paradoxalement, dévaloriser une discipline en multipliant les grades. Une voie ne s'exprime pas en grades, en échelons ou en Dan. Le grade, bien souvent, souligne la faiblesse au lieu de désigner la force. De même, l'esprit de compétition est la porte ouverte sur l'envie, le doute mais aussi l'orgueil , sentiments qui se situent sur la rive opposée.

  Un jour, on demandait à un maître, qui ne revendiquait aucun grade, « pourquoi il était toujours revêtu d'un hakama blanc? », signe évident de pureté : « la raison en est simple », avoua le maître, « le blanc est tellement plus facile à laver ...  » 
 

  Ce qui précède tente de clarifier la voie du tir à l'arc, Kyujutsu-Kyudo.

Mais ce n'est que tentative, dans la mesure où, pour chacun d'entre nous, les mots n'ont pas la même valeur affective, le même pouvoir d'évocation poétique ni la même dimension philosophique.