Les mythes dans certains Budo
La vérité expose à la haine des multitudes.
Baudelaire
Mythe du grec « muthos », légende qui met en scène des actions imaginaires et des êtres surhumains dans lesquels sont transposés des effets souhaités.
Certaines disciplines des arts dits martiaux se prêtent facilement à certains mythes.
Notre propos n'est que le désir de remettre les choses à leur place, afin de ne pas tromper ceux qui cherchent véritablement.
Françoise Champault, professeur à l'université de Saïtama, dans une étude fouillée et sans complaisance, dissipe un mythe soigneusement entretenu qui brouille la perception de n'importe quel futur adepte du Kyudo.
Son enquête concerne un Européen d'origine allemande, Eugen Herrigel (1884 - 1955).
Philosophe et étudiant en théologie, il va au Japon de 1924 à 1929. Durant son séjour, il s'intéresse au Zen mais, aimablement reconduit des temples et centres de zen, il pense avoir trouvé ce qu'il cherche en suivant des cours, pendant trois ans, avec un maître de Kyudo très connu au Japon, maître Awa Kenzo.
De retour en Europe, il donne en 1936 une conférence à Berlin qui deviendra, en 1941, un livre publié au Japon sous le titre « Nippon no Kyujutsu », la technique de l'arc japonais, devenu quelques années plus tard en français « Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc » (sic).
Françoise Champault le décrit comme un ouvrage d'intérêt mineur qui continue d'être lu et contribue à une vision fantasmatique des arts martiaux. Pour un spécialiste du Budo, cette dernière réflexion ne fait aucun doute, mais voyons la suite.
Extrait de la revue DARUMA 2000-2001, article « Apprendre par corps ».
Une parfaite initiation
«Comment Herrigel transcrivit-il son expérience de l'apprentissage du tir à l'arc ? A le lire, son apprentissage procéda par étapes, dans l'atmosphère merveilleuse d'une initiation idéale. Son maître lui indiqua d'abord la façon de bander l'arc.
A une question d'Herrigel sur la manière de respirer, il lui fut répondu qu'il était indispensable qu'il passât d'abord par ses propres échecs pour comprendre l'importance de la respiration.
L'étape suivante fut celle de l'étude du lâcher du coup auquel peu d'attention avait été accordée jusque là. Herrigel n'arrive pas à se défaire de l'idée d'apprendre à lâcher la flèche, alors que « l'art véritable est sans but, sans intention ». Au moment où notre apprenti archer stagne désespérément dans le cours de son étude, son maître lui donne une nouvelle consigne, celle de se recueillir en chemin « comme s'il n'existait au monde qu'une chose importante et réelle, le tir à l'arc ».
Toutefois Herrigel acquiert un nouvel état d'esprit : apprendre ou ne pas apprendre lui devient indifférent. Et arrive enfin le jour où il fait un tir parfait, puis plusieurs. L'étape suivante est celle du tir à la cible à distance et non plus sur la proche cible de paille d'entraînement. Les premières flèches se fichant sur le sol, Herrigel s'entend dire que ses flèches manquent de portée, parce que spirituellement il ne porte pas assez loin; pourtant il acquiert peu à peu un tir d'une portée suffisante (il faut donc croire que spirituellement il s'améliore), mais s'inquiète de ce que son maître ne lui apprenne point à viser. Le maître répond : « Elle (la Grande Doctrine du tir à l'arc) connaît seulement le but qui ne s'atteint d'aucune manière technique, et si elle donne un nom à cet objectif, elle l'appellera : Bouddha. »
Là encore, il faut que l'archer se débarrasse de l'intention d'atteindre la cible. Un soir, le maître fait une démonstration pour son élève. Le hall où se trouve la cible est dans l'obscurité, une spirale d'encens anti-moustiques est placée devant celle-ci. Le maître tire à deux reprises. Après avoir allumé l'électricité, Herrigel se rend compte que, non seulement la première flèche a atteint le centre de la cible, mais que la deuxième a détruit l'encoche de la première. Le maître prononce alors ces mots profonds : « Vous pensez que le premier coup n'a rien d'extraordinaire, car le hall de la cible m'est familier, et que, même dans l'obscurité la plus complète, je dois savoir où elle se trouve. Croyez-le si vous le voulez, je ne tiens pas à faire une apologie ; mais que dites-vous de la seconde flèche qui a rejoint la première ? En tout cas, je sais que le mérite ne m'en revient pas. « Quelque chose » a tiré et touché le but. Inclinons-nous devant le but comme devant Bouddha ! » Dès lors, l'élève ne se préoccupe plus de viser. Ses coups deviennent souvent réussis. Il ne comprend plus rien. Il ne cherche plus à comprendre. « Dès que je saisis l'arc et que je tire tout devient clair, si un, si ridiculement simple.»
Herrigel allait pouvoir quitter le Japon et se séparer de son maître, qui resterait toujours présent. Le maître et l'élève ne faisaient plus qu'un. Tout est bien qui finit bien, le lecteur est content.
Entraînement dans un Dojo au Japon
Nous avons donc un vrai récit initiatique, un récit qui se termine bien (l'élève est « transformé ») et dans lequel rien ne manque, ni l'écueil de la tentation (même inconsciente) de l'infraction à la voie du maître (l'épisode du truc technique), ni la description du sublime exploit du maître, qui vient confirmer, nous nous en doutions, qu'il ne s'agissait pas d'un homme ordinaire.
Il est sans doute utile d'indiquer que Herrigel ne parlait pas le japonais, et qu'il suivit des cours particuliers et gratuits avec sa femme et son interprète, ce qui n'est absolument pas la norme. De plus, les dialogues constants avec le maître, tels qu'ils apparaissent dans l'ouvrage de Herrigel, sont une hérésie par rapport au processus même de l'apprentissage des arts au Japon, qui ne doit pas passer par les mots ou la compréhension intellectuelle, mais par le corps mis en action. Cela entraîne que les Japonais arrivent rarement à parler de leur art avec facilité. Il est impensable qu'un élève, à moins sans doute d'être à l'époque un étranger, pose des questions au maître. En posant des questions systématiquement, Herrigel biaise de manière fondamentale le processus d'apprentissage et son expérience, pour être méritoire en son temps, ne peut paraître représentative.
Enfin on notera que l'interprète n'était pas avec l'auteur lors du fameux exploit du maître, et qu'il n'en avait jamais entendu parler avant la lecture de sa première conférence. Il alla alors trouver Awa qui lui répondit que « c'était arrivé absolument par hasard ». Je laisse au lecteur le soin de comparer avec la tirade, citée plus haut, que Herrigel attribue au maître lors de l'événement. Comme l'interprète était absent, il faut croire que Herrigel bénéficia le même soir d'un don fulgurant pour la langue japonaise qu'il mit au service d'une publicité appliquée au bénéfice de son maître.
Quoi qu'il en soit, les numéros des lanceurs de couteaux qui travaillent les yeux bandés dans les cirques apparaissent tout aussi « fortiches », si ce n'est aussi « zen », que cette démonstration en catimini, le soir dans les ténèbres, moment et espace des révélations. »